LA MORT D'UN GOUMIER
1ère exaction rebelle dans le secteur de CAVAIGNAC
tenu par la 8ème Cie du II/22 RI.
Dimanche 7 octobre 1956.
Je me nomme Jacques B. Je suis aspirant et je suis arrivé à la 8ème Compagnie depuis le 1er octobre 1956. Je suis affecté en "doublon" d'un sous lieutenant "rappelé" qui commande la 4ème section de combat. Je m'habitue à mes fonctions de chef de section adjoint, bien conseillé par le sous lieutenant S…E. qui a l'expérience du commandement. Ce jour aucune activité extérieure n'avait été prévue pour notre compagnie et la journée promettait de se passer calmement. Le soleil était ardent et les troupes étaient au repos, sauf la section de garde.
Je commençais l'écriture d'une lettre à ma famille, pour décrire la vie à CAVAIGNAC. Je voulais raconter ce que je voyais dans ce pays dont je découvrais le mode de vie très contrasté des autochtones, selon qu'ils sont d'origine Européenne (F.S.E.), ou de souche Musulmane (F.S.N.A.).
Au milieu de la matinée, les gendarmes dont la caserne est proche du cantonnement de la 8ème Cie, informent le Capitaine V…E. qu'un "goumier" a été enlevé par les "fellaghas", hier vendredi au début de la nuit près du marché de TALASSA.
C'est un frère de ce goumier qui a donné l'alerte, en venant à pied de son douar TALASSA, jusqu'à CAVAIGNAC, distant de 12 Kms environ. Il a raconté l'évènement comme cela :
Son frère "goumier" est arrivé vendredi pour passer sa permission dans sa famille. Dans la soirée, il a été enlevé par un groupe d'hommes. Ceux-ci l'ont entraîné en donnant un prétexte futile, vers la forêt proche qui domine le "gourbi" où vit sa famille.
Le samedi 6 octobre est le jour du marché de TALASSA. Le goumier n'y était pas présent, alors qu'il avait dit qu'il envisageait d'y aller. Midi arrivant et ne le voyant pas revenir, sa famille a craint que le pire ne lui soit arrivé.
Ce dimanche le goumier n'étant toujours pas rentré dans sa famille, son frère est venu signaler son enlèvement à la gendarmerie de CAVAIGNAC afin que les gendarmes entreprennent des recherches. Ceux-ci peu nombreux dans cette brigade ont demandé le concours des militaires de notre 8ème Cie du 22ème R.I.
C'est le Sous lieutenant S….E. qui est chargé par le capitaine d'accompagner les gendarmes et de se porter avec sa section, sur les lieux de la disparition du goumier. Le Sous lieutenant me demande de l'accompagner pour me mettre dans l'ambiance d'une opération où un accrochage avec les rebelles est toujours possible.
Les 4 véhicules de la compagnie sont disponibles mais il faut un petit délai pour trouver les chauffeurs et regrouper la 4ème section, car certains soldats étaient au foyer pensant avoir une journée de repos devant eux.
En attendant le départ, le sous lieutenant S….E. m'explique qu'un "goumier" est un soldat qui fait son service militaire dans un régiment de tirailleurs Algériens (R.T.A.)que l'on nomme aussi un "Goum". Il y a aussi des tirailleurs au MAROC, en TUNISIE, et au SENEGAL. Dans ces régiments l'encadrement par les officiers et les sous officiers est majoritairement d'origine Métropolitaine. Par contre les petits gradés et les hommes de troupe sont en majorité d'origine "maghrébine". Les régiments de Tirailleurs sont réputés pour leur grande discipline, leur ardeur au combat comme dans la légion étrangère. Contrairement aux "spahis" qui se déplacent et combattent à cheval, les tirailleurs sont des fantassins, c'est-à-dire des soldats qui combattent à pied.
Le Sous Lieutenant S…E. rassemble donc les gradés de sa section et j'assiste à son "briefing" pour préparer la section à sa mission. Il indique qu'il faudra être en tenue de combat avec casque léger et lourd, puisqu'il y a déplacement en véhicules. Chacun devra avoir "2 unités de feu" de munitions. La recherche sur place ne prendra que 3 heures environ de marche, donc on peut se charger en munitions. Mais ne pas oublier d'avoir un bidon d'eau entièrement rempli. Comme consigne particulière il faudra être en alerte, pendant la montée vers TALASSA, car la route sinueuse est dominée par des collines derrières lesquelles des "fellaghas" peuvent se cacher pour tirer des coups de feu isolés au passage du convoi.
En outre, la disparition alléguée peu avoir été inventée, pour obliger les militaires à se déplacer en convoi et les faire tomber dans une embuscade tendue par des fellaghas prêts au combat. La consigne consiste à être sur nos gardes depuis le départ jusqu'à l'arrivée au "souk".
Vers dix heures le petit convoi démarre. Le Half-track placé en tête ralenti la marche mais dans les autres véhicules les soldats sont aux aguets notamment ceux assis sur les banquettes latérales du camion G.M.C. dont je suis le chef de bord. Le déplacement du convoi est visible de loin. Comme il n'a pas plu depuis plusieurs semaines les véhicules dégagent une intense poussière que le vent chasse en direction des collines.
Arrivés au "souk" de TALASSA situé en bordure de la piste carrossable, nous sommes attendus par le frère du goumier. Celui-ci nous conduit à travers le bled, vers le gourbi où il vit. Ce gourbi est situé à 3 ou 4 centaines de mètres du souk de TALASSA. Nous marchons pendant une demi-heure, et arrivons à proximité du douar du goumier.
Le Sous Lieutenant S…E. fait mettre les 2 fusils mitrailleurs en batterie sur une petite éminence, face à la forêt afin de protéger les 2 groupes de grenadiers voltigeurs de la section qui vont ratisser en ligne de part et d'autre des buttes où sont les fusils mitrailleurs. Ils vont ratisser pendant une longue heure le terrain entre la piste et la lisière de la forêt. Ce terrain n'est pas plat, mais légèrement vallonné, avec des ravines où les eaux ruissellent lorsqu'il pleut. Dans ces ravines des touffes de lauriers roses peuvent aisément dissimuler une personne. Le soleil presque au zénith commence à chauffer dur. Les soldats transpirent dans ce bled aride et les bidons d'eau sont vides.
Il est près de midi. Les recherches n'ont données aucun résultat dans ce terrain "haché" par des talwegs peu profonds. Alors le sous lieutenant donne l'ordre de se rabattre vers les gourbis de la famille du goumier pour leur annoncer que les recherches ne peuvent se poursuivre et qu'il n'est pas possible avec le faible effectif présent, d'aller dans la forêt touffue car se serait trop risqué.
La famille du goumier est effondrée. Elle présume déjà du sort qu'aura subi son parent. Cependant le frère du goumier a poursuivi les recherches avec un autre membre de sa famille, près du terrain que nous avons déjà ratissé.
Après quelques palabres avec la famille du goumier le Sous lieutenant donne l'ordre de repartir vers les véhicules nous attendant sur la piste près du souk. Nous coupons au plus court dans ce terrain accidenté. Nous avons parcouru la moitié du chemin nous séparant de nos véhicules, lorsque nous entendons des "you-yous" stridents poussés par les femmes des gourbis que nous venons de quitter. Le Sous Lieutenant s'enquière de ce qui se passe. Le frère de la victime nous indique par gestes que le corps du goumier a été retrouvé dans une ravine descendant de la forêt.
Un groupe est chargé d'aller se rendre compte sur place tandis que l'autre groupe reste en protection. J'accompagne le Sous Lieutenant et nous constatons que le goumier gît, égorgé, dans le fond d'un talweg à sec. Il est encore vêtu avec ses habits civils traditionnels. Ses mains sont liées dans le dos avec son "chèche" dont il était coiffé lorsqu'il a été enlevé.
Il ne fait plus de doute que cet enlèvement est l'œuvre des "fellaghas" dont une bande se trouverait dans la forêt de TARZOUT peu éloignée de TALASSA. De la gorge tranchée d'une oreille à l'autre, (ce que l'on appelle ici le sourire KABYLE) les carotides ont laissé s'écouler un long filet de sang qui s'est répandu dans la ravine et a séché sur le sol où il s'est infiltré.
Nous avons sous les yeux l'exemple même de la barbarie des "fellaghas". C'est le sort qu'ils réservent aux traîtres. Ce goumier ayant répondu à l'appel sous les drapeaux dans un régiment de tirailleurs Algériens est considéré à tort, comme un collaborateur des Français : c'est un traître pour le F.L.N. Les fellaghas ont profité qu'il soit en permission donc sans défense, pour l'assassiner, car on ne peut pas appeler cet égorgement autrement qu'un crime.
Puisqu'il y a meurtre, la gendarmerie qui a suivi notre section de loin, est chargée de l'enquête et recueillera les témoignages de la famille et du chef de section. Ils ont obtenu ces quelques renseignements : Le goumier a été enlevé dans la nuit par 3 inconnus qui l'ont maltraité et ligoté avant de l'emmener. Cette affaire sera classée parmi les meurtres politiques.
L'exécution du goumier pouvant dater de ce matin très tôt et sa mort étant constatée, les hommes de sa famille veulent l'enterrer aussitôt selon la coutume musulmane. Depuis les gourbis on voit des hommes se munir de longues perches d'eucalyptus qui serviront de brancard pour transporter la victime.
Avant que le corps du goumier soit emporté, le Sous Lieutenant, fait mettre en ligne un groupe de soldats. Je suis en tête de ce groupe avec le sous lieutenant, puis suivent une dizaine de soldats de la section. S'agissant d'un militaire, le sous lieutenant estime tout à fait normal de rendre les honneurs à ce soldat Français, que l'on peut considérer comme "Mort au champ d'honneur" ayant été tué par des ennemis de la France. Au commandement du Sous Lieutenant : "Garde à vous" - "Présentez armes" pendant une minute - "Reposez Armes - "Repos". A ces commandements le groupe s'est figé et je devine que chacun est stupéfait de la "barbarie" avec laquelle cette exécution a été réalisée pour frapper d'effroi les populations locales de ce douar. C'est une facette du terrorisme.
Les hommes ont apporté les longues perches et avec des couvertures de laine rustiques, ils ont confectionné un brancard sur lequel le corps du goumier est posé. Moment d'émotion intense devant le corps de cet homme, dont l'agonie consciente a certainement été un très pénible supplice.
Quatre hommes transportent le corps vers les mechtas en bordure de la forêt, où se trouve un espace réservé à l'inhumation des morts de ce douar. Si je n'avais pas vu le déroulement de l'inhumation, jamais je ne me serais rendu compte que cet espace est un cimetière musulman.
Un emplacement a été rapidement creusé sur 20 à 25 cm de profondeur dans ce sol dur; Le corps y a été placé tel que, puis recouvert avec la terre de l'excavation, formant un petit monticule allongé. Les hommes entourent celui-ci de pierres trouvées alentour. C'est tout.
Autour de la tombe, je remarque maintenant d'autres monticules très aplatis, entourés de quelques pierres. Ce sont d'anciennes sépultures, car les corps décomposés ont affaissé le monticule de terre, qui ne dépasse plus beaucoup du sol environnant. Je saurais dorénavant reconnaître un cimetière musulman dans le djebel, ou près d'un marabout, car il faut avoir un œil exercé.
Les mœurs de ces gens autochtones sont encore moyenâgeuse, mais conviviales : Le frère du goumier pour remercier les militaires, tient à offrir le café. Nous ne refusons pas pour ne pas vexer ces gens frustres. Le frère du goumier, fait alors apporter le café par deux serviteurs : l'un d'eux porte le plateau en cuivre ciselé rutilant avec des verres pour nous deux et les gendarmes, l'autre tient à la main une énorme cafetière en métal argenté.
Avec le Sous Lieutenant, nous les regardons descendre jusqu'à nous par de petits sentiers à peine tracés, ils sont nu-pieds et malgré cela d'une vélocité et agilité sans égales. Le café nous est servi dans des petits verres très propres pour les gradés, les soldats étant servis dans leur quart en aluminium. Ce café est excellent, il me désaltère et me redonne des forces. Je reprends un deuxième verre avec plaisir. Nous n'en avons pas de si bon à la 8ème compagnie.
Notre mission étant achevée toute la section repart en silence vers les véhicules et nous revenons tristement à CAVAIGNAC, il est 14 heures.
Les officiers restés au cantonnement ont installé le Mess dans la salle des cartes, derrière la salle de classe de l'école des filles, car les "cuistots" de la section de service, ont préparé un repas amélioré. Le repas est bien avancé. Le Sous Lieutenant S…. E et moi, apprécions les mets qui nous sont servis, arrosés d'un vin provenant de la cave viticole de FROMENTIN. Ce vin rouge avec ses 14°5 d'alcool est très généreux et cela à l'effet d'un bon tonique sur notre moral, abattu après la pénible mission de ce matin.
L'après midi sera consacré au repos absolu. Il faut s'endurcir et effacer de sa mémoire les pénibles images du matin. La sieste dans la chambre tempérée, sera nécessaire pour cette thérapie.
Si cela continue, que pouvons nous faire pour protéger les populations isolées dans le bled ? Les rebelles ont le champ libre pour terroriser les "fellahs" qui ont tous dans leur famille des parents ayant participé aux deux guerres mondiales aux côtés des soldats français. Ceux-ci à n'en pas douter sont jusqu'à ce jour favorables au maintien de la présence française en Algérie. Mais par le terrorisme aveugle il est facile de leur faire changer d'opinion.
Jacques B.