LA DOUBLE EMBUSCADE DE SADOUNA
QUARTIER DE GOURAYA
J'ai découvert sur le "Net" plusieurs récits, sur différents sites, apparemment du même auteur, concernant une embuscade tendue par le FLN en juin 1956 à deux unités de l'Armée Française sur le plateau de Sadouna au sud de Gouraya.
Ce récit a été publié, entre autres, sur le Nouvel Observateur les 24 et 27/02, 1/03 et 5/12/2012 (cf. références en fin du présent article), sans aucune réserve, lui donnant ainsi force probante de preuve, le rendant donc digne de foi.
Comme ces articles impliquent notamment le 22ème R.I. dans lequel j'ai servi en tant que chef d'une harka quelques années plus tard et que mon "terrain d'intervention" incluait Sadouna, je me suis intéressé à cet évènement dramatique en vue de procéder à une analyse critique puisqu'il m'était inconnu.
LES FAITS
J'avais tout d'abord pensé faire une synthèse des différents articles trouvés. Mais il en existe plusieurs versions, plus ou moins longues, plus ou moins détaillées, même si toutes sont cohérentes entre elles.
Finalement, j'ai préféré présenter un extrait d'une version plutôt synthétique publiée dans le Nouvel Observateur du 1/03/2012. Elle est reprise textuellement ci-dessous.
"Montage et exécution de la bataille de Saadouna"
Le plateau de Saadouna se trouve dans une zone montagneuse, au pied des plus hauts sommets des monts Dahra., Iboughmassen, près d'une épaisse forêt. C'est un endroit enclavé. La piste carrossable la plus proche s'arrête aux gorges Izérouan à environ 800 mètres d'une pente, raide, boisée, caillouteuse. Les habitants du secteur étaient rattachés à la commune mixte de Saadouna, qui était administrée par un "sous caïd", un autochtone supplétif de l'administration coloniale.
A la veille de l'Aïd al Kébir de 1956, au milieu de l'après midi, deux individus blessés et en détresse, l'un avait la jambe et l'autre le bras fracturés et sommairement lattés et plâtrés, s'appuyant sur leur vieux fusils de chasse en guise de béquilles, se présentent au domicile du sous caïd pour exiger de lui des aliments et des médicaments. Leur hôte leur donna à manger cependant il n'avait pas de médicaments immédiatement disponibles. Il propose à ses encombrants visiteurs de l'autoriser à se rendre à Gouraya pour s'en procurer. Ils acquiescent tout en l'avertissant "..si tu nous trahis, ta famille paiera le prix fort à ta place".
L'administrateur harnache son cheval, l'enfourche, fonce vers Gouraya non pas chez le pharmacien pour se procurer des médicaments mais à la caserne de la gendarmerie pour chercher des secours. Par téléphone, les gendarmes portent les faits à la connaissance de l'état major du 22ème RI basé au Bois Sacré. Ce dernier fait sonner le clairon, réquisitionne quatre véhicules militaires: un half-track, une jeep et deux GMC, embarque une section de jeunes conscrits sans expérience, fonce dans la vallée de Kellal jusqu'aux gorges d'Izérouan leur fassent barrage, débarque les jeunes troufions qui se mettent immédiatement à escalader le versant "Est" de la vallée, environ huit cents mètres de pente raide et caillouteuse. Arrivés essoufflés au plateau de Saadouna, à environ une heure avant le coucher du soleil, ils sont anéantis par des coups de fusils de chasse chargé de chevrotines. La fusillade a durée moins de 30 minutes.
L'état major du 22ème RI qui sans doute croyait-il que les rebelles se seraient dispersés dans la nature, doit envoyer des renforts pour ramener les soldats survivants, les blessés et les dépouilles des morts. Voici deux autres GMC transportant des tirailleurs "Sénégalais", accompagnés de deux ambulances militaires frappées de la croix rouge, remonter la vallée de Kellal jusqu'aux gorges d'Izérouan, débarquer la troupe qui escalade la même pente. Arrivée au plateau de Saadouna, les tirailleurs africains sont anéantis non plus à l'aide de fusils de chasse mais par un feu nourri d'armes de guerre automatiques et semi-automatiques.
Avec les différents récits, nous disposons d'autres précisions.
L'initiateur de cette double embuscade, le chef du commando s'appellerait Mohamed Hanoufi, de son nom de guerre, Si Abdelhag. Et le bilan des tués dans nos rangs serait compris entre 50 et 60.
ANALYSE DES DIFFERENTS ELEMENTS
LE TERRAIN
J'ai utilisé un extrait de la carte d'Etat Major que j'ai reconstituée et qui a été publié sur ce blog le 28/03/2013.
Sadouna y figure bien à 6km (et non 3) au sud de Gouraya, à 2 km au nord du djebel Gouraya et de Béni Ali. J'ai bien connu cette zone puisque pendant quelques mois fin 60 / début 61 ma section et moi avons cantonné à Béni Ali. Nous y avons d'ailleurs crapahuté. Bien évidemment, il n'y avait plus personne à cette époque. Les habitants avaient été regroupés peut être à Béni Ali, plus vraisemblablement à Gouraya.. Mais certainement pas à Larioudrenne proche mais pro-français.
En règle générale , nous brûlions les metchas abandonnées depuis longtemps mais encore en pas trop mauvais état. C'était relativement aisé car le sol était couvert de paille ayant dû à un moment être transformées en bergerie. Ainsi, elles ne pouvaient plus éventuellement servir d'abri temporaire aux fells qui passaient par là.
Mais je doute fort, qu'ils aient pu les utiliser. Je me rappelle le jour où le radio est rentré dans une mechta une torche à la main. Il en est ressorti bien vite en criant et en se grattant, couvert de puces. Qui n'avaient pas dû bénéficier d'un tel repas de gala depuis bien longtemps. Mais nous en avons tiré une leçon et par la suite, avons toujours jeté nos torches à l'intérieur en nous tenant à distance.
A noter également que dans la nuit du 5 au 6/03/61, nous avons tendu une embuscade qui a mal tournée pour nous, sur l'oued Mezoum, à un kilomètre au nord de Sadouna. L'emplacement est marqué sur la carte par une petite étoile noire.
Tout cela pour dire que nous connaissions la zone !
LA CARTE
Avant toute chose, il faut préciser que les cartes de l'IGN, base des cartes dites d'état major ont été établies à partir de relevés sur le terrain datant de 1888, mis à jour en 1934. Certainement suite à une demande de l'Armée, ce qui se comprend, une nouvelle mise à jour a été réalisée en 1957 mais uniquement à partir de photos aériennes (cf. article du blog du 28/03/2013).Il est vrai que, à cette époque, il n'était pas recommandé d'arpenter le pays…
A l'examen de cette carte, on note tout de suite des différences et des invraisemblances avec le récit.
Il n'y a pas d'oued Kellal sur cette carte. En consultant une carte récente établie à partir des photos satellites, on retrouve l'oued Kellal dont l'embouchure est située à l'ouest de Bois Sacré à la hauteur de la piste menant à Bou Zérou. Ce qui correspond à une indication du récit qui précise que pour aller de l'oued à Gouraya, il faut passer devant Bois Sacré. Sur la carte, cet oued s'appelle Iklelene. Un petit pont sur la route en franchit le lit. Je l'ai connu. Mais voilà le hic, si l'on remonte le lit de l'oued plein sud, on arrive au djebel Arbal, pas au djebel Gouraya. Sadouna est à 4 km à vol d'oiseau.
A noter en passant que sur les cartes utilisées par l'armée avant 1957 (publiées le 8/11/2011 sur ce blog), l'oued n'est pas non plus dénommé Kellal mais Ikelalel.
La situation de Sadouna est correctement décrite. Le douar est situé sur un point haut plutôt plat et entouré de pentes relativement raides. Mais l'oued qui passe au pied, à l'est, à moins d'un kilomètre du sommet, est l'oued Mazoum dont il a déjà été question. Ce cours d'eau descend plein nord et se jette dans la mer entre Gouraya et Bois Sacré.
Mais, où les choses se compliquent, c'est qu'il n'y a pas de gorges dans le secteur. Seulement un rétrécissement du thalweg entre Béni Nador et Larioudrenne avec des pentes raides, je les connais, je les aie empruntées. Or une gorge est une vallée étroite et profonde avec des pentes abruptes et rocheuses sinon elles glisseraient. On est donc loin du compte.
En outre, je n'ai jamais vu de piste carrossable dans ce coin. Et jamais entendu parler non plus. Les seules pistes sont les deux qui partent de Gouraya en direction de Bou Zérou. Une par Loudalouze, l'autre par Tighret.
Une preuve ? Larioudrenne pour se désenclaver a été autorisé à ouvrir une piste carrossable, avec la bénédiction et … le financement du bataillon. A environ 5 km de la route nationale Gouraya Ténès et avec une piste carrossable dans l'oued à quelques encablures du village, pourquoi se serait-il lancé dans des travaux sur 5 ou 6 km avec franchissement d'une partie rocheuse pour atteindre seulement le COL de la piste très dangereuse qui mène de Bou Zérou à Gouraya par Tighret ? Et le COL est à environ 12 km de la route en bord de mer auxquels il faut en rajouter 3 pour Gouraya (voir carte). Ce serait un non sens !
Bien évidemment, il n'existait aucune piste carrossable ni de gorges pour l'oued Mezoum.
LE 22ème RI
L'historique du 22ème RI a été publié sur ce blog le 1/12/2008 et une histoire du 1/22 spécifiquement, le 9/10/2013. On possède donc les dates des mouvements de troupes pour 1956.
Par ailleurs, le récit situe la double embuscade en juin 1956 avec une précision, la veille de l'Aïd al Kabïr (différentes orthographes). Cette fête musulmane est fluctuante dans notre calendrier. Mais elle est précise dans les faits et confirmée par la Cour Suprême de l'Arabie Saoudite. Or, j'ai découvert sur le Net que les tirailleurs marocains en garnison à Angoulême avaient célébré cette fête en 1956, le 19 juillet. On peut donc retenir cette date. La prétendue double embuscade aurait donc eu lieu le 18/07/1956.
Ce que l'on sait avec certitude, c'est que le 11/07/1956, la 6ème compagnie du 2ème bataillon du 22ème RI est arrivée en renfort du 3ème bataillon cantonné autour de Marceau et s'est installée à Bois Sacré et à Loudalouze. Elle a été relevée le 31/07 par la 4ème Compagnie du 1er bataillon. Ce serait donc une section de la 6ème Compagnie qui serait tombée dans cette embuscade. Je n'ai pas pu vérifier ce point dans le JMO du 2ème bataillon puisque je n'ai pas demandé l'autorisation ministérielle indispensable, m'étant limité à Vincennes dans mes recherches au 1er bataillon dans lequel j'ai été affecté.
Néanmoins, le site "Ténes-info" publiant les articles du Dahra, journal de liaison du 22ème RI, précise pour le 2/22 RI que la 6ème compagnie a été la première à "accrocher" des rebelles lors d'une opération qui s'est déroulée le 18/07/1956 au djebel Gouraya. Il y a donc concordance.
Quant à l'intervention d'une section de "Sénégalais", c'est plausible. On les retrouve dans certains récits. Certainement une unité rapatriée d'Indochine et installée à Novi. Bien évidemment, il n'en est pas question dans ce JMO puisqu'ils font partie d'une autre unité.
LE BILAN
Le bilan de la double embuscade serait très lourd. Selon les récits entre 50 et 60 tués; Ce qui pourrait être logique s'il y a eu extermination effective de 2 sections. Mais nous savons que très souvent nos adversaires ont une propension certaine à exagérer considérablement leurs bilans.
Dans le cas présent, le Dahra, sans aucun doute reflet du JMO, indique le pertes et nominativement, à savoir : 1 tué (le soldat René C.) et 3 blessés graves (le sergent chef Yves M. et les soldats Marcel A. et Emile A.). Nous apprenons aussi que le capitaine M. a été "touché", certainement légèrement puisqu'il ne figure pas parmi les blessés. Mais cela indique que c'était la compagnie, et non une section qui était sur le terrain.
Ce qui est confirmé par les "anciens" qui ont consacré leurs recherches à dresser la liste des "Morts pour la France" du 22ème RI, liste que nous détenons notamment pour l'année 1956. Il ne peut donc y avoir aucun doute.
Soit dit en passant, la tactique qui aurait été utilisée par le chef rebelle nous laisse perplexe.
Voilà un "petit génie" qui conçoit et applique une admirable opération militaire. Avec une équipe de "bras cassés" armés de bric et de broc (c'est l'auteur qui l'écrit), il liquide une section et récupère toutes les armes, les munitions et le matériel. Donc un score superbe pour lui. Et qui attend tranquillement qu'une deuxième section se présente et passe à la casserole. Il faut une sacrée dose d'inconscience, voire de débilité mentale, pour espérer une telle hypothèse. C'est tout simplement inimaginable. Surtout quand on sait, et les exemples abondent, que si une section est durement touchée, une riposte d'envergure est aussitôt engagée.
CONCLUSION
Compte tenu de tout ce qui précède, il ne fait maintenant aucun doute que cette double embuscade n'a pas été tendue telle qu'elle fut décrite par l'auteur des articles et avec un tel bilan. Sauf nouvelle preuve ou témoignage irrécusable du contraire.
Jean Claude PICOLET
http://www.tenes.info/galerie/JOURNALDEMARCHE/J3
http://www.tenes.info/galerie/JOURNALDEMARCHE/J4
NOTE DU BLOGUEUR
Dans ce blog consacré au 22ème RI, par respect pour nos amis morts lors des évènements d'Algérie, nous avons rendu compte d'un grand nombre d'embuscades, en y précisant très exactement les pertes que nous avions subies, sans en dissimuler l'importance.
Par contre nous n'acceptons pas les fanfaronnades gratuites.
Michel.